Atelier du 19 mai

Il livre des frigos, des machines à laver et des aspirateurs. Depuis que tout le monde commande en ligne, il livre beaucoup. Il a appris à porter sans se briser le dos et à dire « non, je ne monterai pas les six étages avec le frigo. » Il a su faire le tri dans toutes les interrogations qui avaient surgi à cette prise de boulot. Ce n’était pas sa vocation bien sûr. Il avait appris à bûcheronner, il avait même fait un stage au Canada mais il n’avait pas supporté le massacre des forêts, les débardeuses qui dévastent les sous-bois, ni les dégâts faits sur ses bronches par les journées à patauger dans la boue, les pieds humides et les mains glacées. Mais il avait de bons bras, de bons muscles et s’était fait embaucher dans une entreprise de livraison à domicile. Un truc pourri ! Il fallait être rapide, aller n’importe où, répondre oui à toutes les demandes, sourire aux faces de sorcières qui le payaient mal, patrons sans aucun scrupule. Il avait pourtant mis beaucoup d’espoir dans ce nouveau travail. Aujourd’hui il dit basta et se casse, laisse tomber le frigo sur le trottoir, vide de son camion toutes les machines, à laver, à repasser, tous ces objets trop lourds, trop encombrants et il est content de lui. Il y a un beau tas, là, sur le trottoir. Il empile les objets, il grimpe en haut de l’amoncellement, il crie des mots et des phrases décousues, sans aucun rapport avec cet empilement. Il se sent artiste, une performance, enfin ! Devant lui, tout est stable, les machines se soudent entre elles, les frigos ouvrent leurs portes et s’y glissent des fers à repasser et des cafetières, les lave-vaisselle tendent leurs clayettes pour faire des marches d’escalier où se nichent des moulins à café et des sèche-cheveux. Une belle œuvre !